23

 

 

Encore étourdie par l’assaut de Cho, Elena se retrouva privée de points de repère. Une partie d’elle, aussi distante qu’un écho, sentit son corps être entraîné vers l’avant et aspiré par le portail du Weir. Mais c’était une sensation fuyante, comme un rêve au réveil : difficile à saisir, facile à oublier. Une énergie d’une profondeur incommensurable jaillit en elle. La sor’cière vibrait dans chaque fibre de son corps ; elle chantait, elle gémissait, elle pleurait. C’était un chœur de passion violente et de pouvoir déchaîné. Dans cette tempête, son propre esprit n’était qu’un fragile papillon.

Elena tenta de résister au courant impétueux qui l’emportait. Je ne dois pas me perdre. Elle força son esprit à interrompre ses tentatives paniquées pour combattre les forces telluriques en elle. Au lieu de ça, elle se replia sur elle-même, utilisant le tourbillon de cette énergie externe pour se réduire à une flamme unique mais intense, un signal lumineux au milieu de la tempête obscure. Depuis cet îlot de sécurité, elle se fortifia.

Une fois stabilisée, elle projeta lentement ses perceptions vers l’extérieur, chevauchant les courants de pouvoir au lieu de lutter contre eux. Bientôt, elle reprit conscience des battements de son cœur – lents, réguliers. Cela la rassura. Elle était toujours vivante.

Poussant plus loin, Elena suivit le flot de son sang à travers son corps. Et ce faisant, elle retrouva la sensation de ses membres : leurs os, leurs muscles, leurs tendons. C’était comme si elle se reconstruisait de l’intérieur, incorporant le pouvoir de Cho à chacune de ses fibres, se redéfinissant dans ce nouveau contexte. Prudemment, elle poursuivit son exploration et rétablit le contact avec ses cinq sens.

La chanson démente de la sor’cière s’estompa tandis qu’Elena se remettait à écouter avec ses propres oreilles. Un grand silence l’enveloppa. Ce n’était pas tant une absence de son qu’une pression gênante, comme quand on plonge dans un lac de montagne. Elena savait pourtant que ce n’était pas dans un lac qu’elle flottait. C’était dans le Weir, une dimension inconnue et potentiellement hostile. Craignant ce qu’elle risquait de voir, elle garda les yeux fermés. Cho, qu’as-tu fait ?

Avec une grande prudence, Elena déploya ses autres perceptions. Elle ne huma aucune odeur. La seule sensation notable qu’elle éprouvait était un picotement brûlant qui semblait affecter tout son corps de la tête aux pieds. Elle tenta de bouger ses bras et fut surprise de découvrir qu’elle avait repris le contrôle de ses membres. Comme elle tâtonnait en quête de quelque chose de solide, la brûlure de ses bras empira et devint presque douloureuse.

Ravalant sa peur, Elena prit le risque d’ouvrir les yeux. Et pour la première fois, elle contempla le paysage étrange du Weir.

Autour d’elle tourbillonnaient des ténèbres aussi denses que les flots d’un océan la nuit – et qui donnaient l’impression d’être vivantes. Elles caressaient Elena, et partout où elles la touchaient, la peau écarlate de la jeune femme se mettait à briller plus fort. En vérité, toute sa silhouette était embrasée, pareille à une minuscule flamme rouge dans l’obscurité.

Elena s’examina et remua ses bras à travers la substance du Weir. De nouveau, sa peau flamboya. Elle comprit. La magie de Cho me protège ; elle me fait une armure de rubis pour me soustraire au contact du Weir.

Elena regarda autour d’elle. Pivotant, elle aperçut un mouvement. Elle donna un coup de reins pour s’approcher de son origine. Les ténèbres s’éclaircirent, et elle découvrit un tableau surprenant : plantés à une courte distance d’elle, ses compagnons l’observaient. C’était comme si elle les voyait au travers d’une paroi de verre noir. Elle nagea vers eux et tendit les bras. Mais ses doigts heurtèrent une barrière solide. Elle se pressa contre l’obstacle. Er’ril et les autres ne semblaient pas la voir.

Des paroles étouffées lui parvinrent :

— Qu’est-ce qui vous permet de dire qu’elle est encore vivante ?

La silhouette spectrale de tante Fila se tenait derrière l’homme des plaines.

— Le fait que je suis toujours là. Si Elena meurt, la magie du Grimoire disparaîtra avec elle.

Er’ril leva les yeux vers le ciel.

— Mais la lune se couche. Que va-t-il se passer ensuite ?

Pour toute réponse, Fila secoua la tête.

Elena martela la barrière de ses poings, sans résultat. Elle était prisonnière du portail du Weir.

— Er’ril !

Personne ne réagit.

Elle haussa la voix.

— Er’ril !

Tol’chuk sursauta et pivota vers elle. Il était le plus proche du rocher d’éb’ène.

— Tol’chuk, tu m’entends ?

L’og’re se pencha et posa une main sur la pierre.

— Elena ?

— Oui !

Elle faillit en pleurer de soulagement.

Tol’chuk tourna la tête et rugit :

— Elle est là ! Elena est là !

Er’ril se précipita et palpa l’éb’ène, cherchant un moyen de rejoindre la jeune femme. Il était prêt à braver le Weir pour venir à son secours. Mais il ne portait plus la moindre magie dans son sang. Le portail ne s’ouvrirait pas pour lui.

— Er’ril, je suis saine et sauve ! Le pouvoir de Cho me protège !

— Alors, sors de là pendant que tu le peux !

Elena frappa du poing contre la barrière.

— Justement, je ne peux pas !

Er’ril contracta les muscles de ses épaules et poussa plus fort, mais sans résultat.

Elena leva une main et plaça sa paume contre celle du guerrier, de l’autre côté de la barrière qui les séparait.

— Il doit y avoir une autre sortie, lança-t-elle. Ou un indice sur la façon de détruire les portails. Je vais chercher.

— Elena, non ! On trouvera un moyen de te ramener !

Baissant le bras, la jeune femme recula.

— Je suis désolée. Je dois essayer. Trop de choses en dépendent.

Elle savait que c’était vrai. Quelque chose la poussait en avant – son intuition ou, peut-être, une perception héritée de Cho.

Elena s’écarta du mur de verre. L’océan ténébreux se referma devant elle, engloutissant ses compagnons. Elle se détourna et s’enfonça à la nage dans le cœur du Weir.

L’obscurité vivante l’enveloppa de nouveau, informe et infinie. Elena fut saisie par la crainte de ne pas retrouver son chemin. Et si elle ne découvrait pas une autre sortie ? Combien de temps sa magie écarlate la protégerait-elle ? Les battements de son cœur résonnèrent plus fort à ses oreilles. Un soupçon de panique la gagna.

Puis elle comprit que les pulsations qu’elle entendait provenaient non de sa poitrine mais de l’extérieur. Elle s’arrêta, en suspension dans les flots noirs, et se concentra pour localiser leur source. Elle ne savait pas ce qui l’attendait plus loin, mais c’était mieux que ce rien absolu. C’était quelque chose.

Elena se remit à nager lentement, dans la direction approximative des pulsations graves et sonores. Au bout d’un moment qui lui parut interminable, elle remarqua que les ténèbres s’éclaircissaient, un peu comme si elle approchait d’une autre fenêtre sur le monde réel. Elle rua plus vigoureusement, et la friction brûla sa peau tandis que sa magie écarlate flamboyait de plus belle. Ignorant la douleur, Elena accéléra.

L’obscurité continua à s’estomper jusqu’à ce qu’une flamme blanche apparaisse droit devant la jeune femme. Flottant dans l’éther noir, elle enflait et diminuait au rythme des battements sourds. Elena s’arrêta. Instinctivement, elle sut ce qu’elle contemplait.

— Chi…

Prononcer ce nom à voix haute ne suscita aucune réaction. La lumière continua à se dilater et à se contracter tel un cœur de flammes vives. À chaque pulsation, le visage, la poitrine et les jambes d’Elena brillaient un peu plus fort. Les deux magies opposées s’embrasaient l’une l’autre, ainsi qu’une flaque d’huile au contact d’une allumette.

Elena comprit enfin. Elle fit volte-face. L’océan à travers lequel elle avait nagé, dans lequel elle continuait à flotter… Ce n’était qu’une seule et même entité. Chi.

Tournant sur elle-même, la jeune femme se sentit submergée par tant d’immensité. Si seulement elle pouvait parler à Chi comme elle parlait à sa sœur… Mais elle ne disposait d’aucun pont la reliant à lui. Elle finit par s’arrêter face à la flamme blanche : le centre du Weir, le cœur de Chi. Elle s’en approcha avec hésitation. Comment faire pour libérer Chi ? Comment détruire les portails qui le retenaient prisonnier dans cette dimension, surtout quand les statues d’éb’ène étaient liées à ce puits d’énergie sans fond ? C’était une énigme qu’Elena ne pouvait pas résoudre.

Cho, implora-t-elle en silence, si tu connais un moyen de communiquer avec ton frère, aide-moi.

Elena n’attendait pas de réponse. Cho ne se trouvait pas réellement à l’intérieur d’elle : elle y avait seulement projeté son énergie spirituelle. D’une certaine façon, Elena était comme le Weir : un calice débordant de pouvoir. Mais contrairement au Weir, elle n’abritait pas en elle le véritable cœur de Cho. Celui-ci demeurait quelque part dans le Vide.

Elena regarda autour d’elle, regrettant de ne pas mieux comprendre Cho et Chi ou le flux de pouvoir qui l’entourait. Puis une idée germa dans sa tête. Elle ignorait si ça pourrait lui être utile, mais elle connaissait un sort… En fait, c’était l’un des tout premiers qu’elle avait appris, un sort né de son propre sang.

Levant une main, Elena porta son index à ses canines et mordit la peau du bout. Elle sentit un goût cuivré sur sa langue et, comme elle ôtait son doigt de sa bouche, une langue de feu écarlate jaillit de la plaie minuscule. Renversant la tête en arrière, la jeune femme pressa sa main blessée pour faire couler une goutte de sang enflammé dans chacun de ses yeux.

La douleur faillit la submerger. Elle hoqueta et plaqua sa main indemne sur ses yeux. La dernière fois, ça n’avait pas brûlé si fort…

Lentement, la douleur régressa et se changea en une démangeaison sourde. Elena se risqua à entrouvrir les paupières. Elle retint son souffle, craignant de s’être aveuglée. Mais non, tout allait bien. La piqure ressentie n’était que la réaction du Weir à sa magie.

De nouveau, Elena regarda autour d’elle. Un nouveau paysage s’offrait à sa vision magique, celle que le contact de son sang venait de déclencher. L’océan du Weir était toujours noir, mais à présent, la jeune femme distinguait les veines d’argent brillantes qui le traversaient. Elle fut frappée par sa ressemblance avec l’éb’ène.

Mais ces veines-là n’étaient pas de nature minérale. Elena reconnaissait leur éclat particulier pour l’avoir déjà vu chez Mycelle, chez Kral et chez des tas d’autres gens. C’était de l’énergie élémentale. Bouche bée, elle promena un regard à la ronde. Il y en avait une telle quantité… Les lignes phosphorescentes coulaient sous elle, autour d’elle, au-dessus d’elle.

Tandis que la jeune femme les détaillait, elles gagnèrent en substance. Bientôt, Elena distingua un motif qui s’enfonçait dans les ténèbres du Weir. Au loin, les veines semblaient se rejoindre et fusionner, formant des artères toujours plus épaisses. C’était comme si la jeune femme se trouvait sous terre, prisonnière des racines d’un arbre d’argent qui grossissaient au-dessus d’elle pour former un tronc.

En regardant autour d’elle, Elena vit qu’il y avait quatre arbres en tout, un à chaque point cardinal. Elle devina que ce devait être significatif. Quatre portails du Weir, quatre statues d’éb’ène, quatre sources de pouvoir élémental.

Elle se dirigea vers le plus proche, celui qui se dressait dans la direction dont elle venait. Tendant la main, elle toucha une de ses veines d’argent. Mais rien ne se produisit. Ses doigts passèrent au travers sans dommages apparents.

Alors, Elena eut une autre idée. Son sang avait déclenché sa vision magique. Pouvait-il faire davantage ? Elle approcha son index toujours flamboyant de la même veine.

Le contact lui arracha son esprit. Une fois de plus, elle se retrouva en train d’observer Er’ril et les autres, comme si elle se tenait de nouveau derrière la paroi de verre noir.

— Il doit bien y avoir un moyen de la libérer, disait Er’ril.

De surprise, Elena retira son doigt… et revint instantanément près du cœur de flamme blanche. C’était un conduit direct vers le portail de la manticore.

Très excitée, la jeune femme contourna le cœur de Chi pour se diriger vers les racines de l’arbre suivant.

À l’instant où elle toucha l’une d’elles, son esprit lui fut de nouveau arraché. Une pièce sombre apparut devant elle. Un brasero rempli de charbons ardents gisait sur le sol, recouvert par une grille ornée de créatures fantastiques et corrompues. Son métal était chauffé au rouge. Au-delà de la lueur écarlate, Elena devinait des gradins qui s’étageaient contre les murs – une sorte d’amphithéâtre. Et elle sentait les regards attentifs des spectateurs dissimulés par la pénombre.

Un mouvement ramena son attention vers le centre de la pièce. Une silhouette enveloppée d’une cape s’approcha, tenant par la main un enfant nu d’environ quatre ans. Elle repoussa sa capuche, révélant un visage ravagé. C’était comme si quelqu’un avait fait fondre ses traits comme de la cire avant de les figer de nouveau.

Elena hoqueta. Elle connaissait cet homme défiguré. C’était Shorkan, le chef des mages noirs et le frère d’Er’ril. Alors, la jeune femme comprit qu’elle devait être en train de regarder au travers du portail de la wyverne, la statue sur le dos de laquelle Shorkan avait fui Val’loa.

Shorkan s’arrêta près du brasero.

— En cette sombre nuit, le plan du Maître pour briser la Terre sur sa forge va enfin porter ses fruits. Lorsque la lune se couchera, tout l’espoir du monde disparaîtra avec elle. Gloire au Seigneur Noir !

— Gloire au Seigneur Noir ! S’exclamèrent des voix depuis les gradins.

Shorkan leva brusquement un bras, révélant une dague à la lame courbe et dentelée.

— Un sacrifice en son honneur ! Un cœur innocent jeté dans ses flammes !

Elena reporta son attention sur le petit garçon tremblant.

— Non ! S’écria-t-elle.

Shorkan se figea, la tête penchée sur le côté et l’air méfiant. Il parut se pencher vers elle en plissant les yeux. Elena se raidit. Pouvait-il la voir ? La sentir ?

Au bout d’un moment, Shorkan secoua la tête et se redressa. Il se racla la gorge et brandit de nouveau sa dague.

— Gloire au Seigneur Noir !

L’arme s’abattit.

Elena retira vivement sa main. Elle ne voulait pas voir ça.

Elle s’écarta de cet arbre immonde, craignant d’avoir révélé son intrusion. Tandis qu’elle contournait la flamme blanche pour s’approcher du troisième arbre élémental, elle rumina les paroles de Shorkan : « briser la Terre sur sa forge ». Elle observa, autour d’elle, les veines d’énergie qui conduisaient depuis les portails jusqu’au cœur du Weir, et elle commença à comprendre. Ce n’étaient pas tant des arbres que des torrents qui se déversaient par les portails et se fragmentaient en un millier de ruisseaux. Les portails aspiraient d’énormes quantités d’énergie à l’intérieur du Weir.

Elena écarquilla les yeux. À présent, elle comprenait pourquoi les statues d’éb’ène avaient été si soigneusement disposées. Il existait dans le monde des sites où l’énergie élémentale de la Terre coulait plus vivace. Cassa Dar l’avait expliqué à Elena dans les marais des Terres Inondées. Très longtemps auparavant, le Seigneur Noir avait tenté de détruire une de ces artères, une rivière argentée qui passait sous Château Drakk. Mais il en existait encore bien d’autres.

Visiblement, le Cœur Noir n’avait pas renoncé à son désir de blesser la Terre. Il avait du positionner les quatre portails du Weir en quatre points stratégiques. Mais pour quoi faire ? Pour s’approprier l’énergie qui circulait à ces endroits ? Ou nourrissait-il un dessein encore plus sinistre ?

Les mots de Shorkan résonnèrent dans la tête d’Elena. « Pour briser la Terre sur sa forge… »

Soudain, Elena comprit. Elle poussa un hoquet horrifié. Le Seigneur Noir brisait les élémentaux en utilisant des fragments d’éb’ène pour ponctionner leur énergie, la corrompre et, par ricochet, contaminer ses porteurs. Ici, son plan était identique. Mais, au lieu d’une seule personne ou d’une seule contrée, il visait à corrompre le monde entier ! En plaçant ses portails à des points clés autour du globe et en puisant à l’énergie de la planète, il allait faire de celle-ci un monstrueux malegarde.

Et si Shorkan avait dit vrai, la transformation se produirait cette nuit même.

Elena nagea vers le nexus d’énergie voisin. Que les portails puissent être brisés ou non, un danger beaucoup plus immédiat menaçait Alaséa et le reste du monde. Si le Seigneur Noir réussissait, toutes les créatures vivantes étaient condamnées.

De son doigt enflammé, Elena toucha une nouvelle racine argentée. Elle se retrouva en train de contempler une pièce de granit gris, au sol jonché de cadavres. Des n’ains, comprit-elle. Des dizaines de n’ains.

Sa vision se modifia légèrement, comme si la fenêtre à travers laquelle elle regardait venait de bouger. Ça n’avait pas de sens. Puis la fenêtre pivota, et Elena se trouva nez à nez avec un visage familier, aux traits rocailleux et à la barbe noire broussailleuse.

— Kral ! hurla-t-elle.

Stupéfait, le montagnard fit un bond en arrière.

Derrière lui, Elena repéra d’autres gens : Mogweed, Méric, un homme aux cheveux de sable qu’elle ne connaissait pas… Et parmi eux, une vision insensée : Nee’lahn.

Méric rejoignit Kral avec une certaine méfiance.

— Elena ? Tu es à l’intérieur du griffon ?

— Je suis dans le Weir ! s’exclama la jeune femme. Nous n’avons pas beaucoup de temps ! Vous devez trouver un moyen de briser le lien du portail avec sa source élémentale ! Vous pouvez faire ça ?

Méric secoua la tête.

— Nous avons déjà tout essayé. Et le seul résultat que nous avons obtenu, c’est que le griffon s’est animé. Désormais, il attaque tous ceux qui l’approchent.

Elena réfléchit à toute allure. Le moment de la transformation ne doit plus être loin.

— Ne vous souciez pas de le détruire ! Trouvez juste un moyen de briser la connexion élémentale qui l’alimente ! Maintenant, avant que tout soit perdu !

Méric fronça les sourcils.

— Nous ne savons pas comment faire.

Kral écarta l’el’phe d’un coup de coude.

— Moi, je sais.

Méric voulut l’interrompre, mais le montagnard fit face à Elena.

— Je vais le faire. Aie confiance en moi.

Elena poussa un soupir de soulagement.

— Je vais voir comment ça se passe du côté des autres portails.

Kral acquiesça et leva un bras.

— Je suis désolé, Elena.

La jeune femme retira son doigt de la veine argentée au moment où Kral prononçait ces derniers mots. Elle ne comprit pas ce que le montagnard avait voulu dire, mais elle n’avait pas le temps de retourner le lui demander. Elle ignorait combien de portails ses compagnons et elle devaient briser pour déjouer le plan du Seigneur Noir, mais dans le doute, le plus sûr était d’en éliminer autant que possible.

D’une ruade, la jeune femme se propulsa vers le dernier des nexus argentés, calculant dans sa tête. Le dernier portail était celui du basilic, qui se trouvait quelque part dans le Désert de Sable. Elle s’arrêta près de la racine scintillante la plus proche et tendit son doigt.

Une nouvelle image s’offrit à elle : celle d’une caverne au sol couvert de sable. Elena faillit pleurer de soulagement en apercevant Sy-wen juchée sur le dos de Ragnar’k. Ainsi, une partie au moins de l’équipe de son frère avait atteint le portail du basilic.

Puis la vision de la jeune femme pivota. De toute évidence, le basilic s’était animé lui aussi. Un troisième combattant apparut.

— Joach ! s’écria Elena.

Son frère sursauta.

— Kesla marmonna-t-il, reculant avec tant de précipitation qu’il trébucha et tomba sur son séant.

— Non, c’est ta sœur !

Sy-wen déplaça son dragon pour se mettre face à la statue.

— Elena ?

— Je n’ai pas beaucoup de temps.

Très vite, la jeune femme répéta ce qu’elle avait dit à Kral.

— Vous pouvez trouver un moyen de briser la connexion du portail avec la Terre ?

— Je ne vois pas comment, répondit Sy-wen. Même Ragnar’k ne parvient pas à approcher ce monstre.

Alors, Elena vit la longue entaille dégoulinante de sang qui barrait la poitrine du dragon. Elle reporta son attention sur son frère.

— Joach, tu as une idée ? Au point où nous en sommes, même un sort de magie noire appris du temps où tu détenais le bâton de Greshym pourrait convenir.

Le jeune homme avait gardé la tête baissée pendant l’explication de sa sœur. Quand il la releva, un désespoir insondable se lisait dans ses yeux.

— Je crois que j’en connais un, oui.

— Il faut le lancer, le pressa Elena. Ou le monde est perdu.

Joach acquiesça et se détourna.

— Vas-y, dit-il d’une voix pleine de douleur. Je connais mon devoir.

Elena aurait voulu le prendre dans ses bras pour le réconforter. Au lieu de ça, elle laissa retomber sa main, et la vision disparut. Les câlins, ce sera pour plus tard.

En suspension dans le Weir, Elena marqua une pause. Elle avait fait tout ce qu’elle pouvait. La suite dépendait de ses compagnons.

Elle rebroussa chemin vers la rivière d’argent originelle et remonta son cours à la nage. Elle ne voyait absolument pas comment accomplir ce qu’elle venait de demander aux autres. Le portail de la manticore semblait invincible. Elle réfléchit à toutes les options, mais quand elle atteignit la barrière de verre noir, elle n’avait pas trouvé de réponse.

Secrètement, la jeune femme avait espéré que la voie s’ouvrirait devant elle à présent qu’elle en avait terminé dans le Weir. Mais lorsqu’elle pressa ses mains sur l’obstacle, celui-ci demeura aussi impénétrable qu’auparavant.

Grâce à sa vision enchantée, Elena voyait désormais le flot d’énergie élémentale qui jaillissait de la montagne et s’écoulait au travers du bras dressé de la statue. La situation paraissait désespérée. Il n’existait aucun moyen de déplacer le rocher d’éb’ène ou de briser le membre de granit. Ses compagnons étaient si peu nombreux qu’il leur aurait fallu des lunes pour scier ce dernier. Si seulement elle était libre, Elena pourrait l’attaquer avec sa magie…

Elle appela Er’ril et les autres, toujours rassemblés sur le poignet de la manticore, et leur raconta ce qu’elle avait découvert.

Tante Fila se rapprocha d’elle.

— Donc, nous devons soit briser le portail, soit sectionner sa connexion à l’énergie élémentale de la Terre ?

Elena acquiesça, puis prit conscience que personne ne pouvait la voir.

— Oui. Et vous devez le faire cette nuit – sans quoi, le monde entier sera corrompu.

Er’ril secoua la tête et regarda autour de lui.

— Je ne vois vraiment pas comment faire.

— Et ton pouvoir, ma chérie ? suggéra tante Fila.

Elena avait déjà tenté de rouvrir la plaie de son doigt et d’utiliser sa magie pour tout casser, mais sans succès. Le Weir était trop grand, et elle trop petite.

— Il n’entame pas la pierre, répondit-elle sur un ton las.

— Ce n’est pas ce que je te demandais, ma chérie, la détrompa Fila. Je parlais du pouvoir de Cho, celui qui te protège. Je ne pense pas qu’il soit inépuisable.

Elena baissa les yeux pour s’examiner et remarqua que sa peau brillait moins fort qu’auparavant. Elle leva ses bras. Son armure magique mincissait à vue d’œil. Par-dessus son épaule, elle jeta un coup d’œil aux ténèbres du Weir.

Elle savait que lorsque la magie s’évanouirait, la flamme de sa vie s’éteindrait avec elle.

 

Vêtu en tout et pour tout d’une cape, Kral détailla les visages qui l’encerclaient. Ils étaient moins nombreux que lorsque les compagnons avaient pénétré dans la salle du trône. Fardale avait disparu et Mycelle gisait morte sur la pierre. Le prince Tyrus lui avait fait un linceul de sa cape, sur laquelle se détachait l’emblème de sa famille : un léopard des neiges. Dans les yeux des survivants, Kral lisait une méfiance ouverte, et il n’avait pas de réponse à faire à leurs accusations muettes.

— Comment pouvons-nous êtes certains que tu n’es plus un pion du Seigneur Noir ? demanda enfin Méric.

Il désigna le griffon qui se tenait près du Trône de Glace, ses serres enfoncées dans le granit de la Citadelle. Désormais réveillé, le monstre ne se laissait approcher par personne. Il menaçait de ses griffes et de ses crocs quiconque osait faire un pas dans sa direction.

— Tu attaques la statue ; non seulement tu ne la brises pas, mais elle s’anime. Comment savoir si tu ne l’as pas fait exprès ?

Les doigts dans sa barbe, Kral baissa la tête.

— Vous ne pouvez pas.

Nee’lahn fit un pas vers le montagnard et le dévisagea durement. Dans ses bras, elle tenait le bébé qu’elle berçait contre son sein.

— Je ne sais pas quoi faire.

Mogweed demeura en retrait.

— Moi, je dis qu’on devrait ficher le camp d’ici pendant qu’on peut encore.

— Tu es libre, répliqua Tyrus en désignant, du menton, la porte ouverte. Tu as recouvré tes capacités de métamorphe. Vas-y. Tente ta chance avec les n’ains qui attendent dehors pour venger leur roi.

Mogweed se rembrunit et ne bougea pas.

Tyrus tenait l’épée de sa famille pointée vers le cœur de Kral.

— En ce qui me concerne, je n’ai pas l’intention de partir avant d’avoir fait ce que votre sor’cière nous a demandé. Il faut briser l’emprise que ce griffon exerce sur le Nord. (Il jeta un coup d’œil à Méric.) Et peu m’importe que le montagnard soit corrompu ou non. Durant ma carrière de pirate à Port Rawl, j’ai combattu aux côtés des pires brigands. Si j’ai appris une chose, c’est que du moment qu’on poursuit le même objectif, tout homme peut devenir un allié – qu’il soit noble ou impur.

Méric parut sur le point de protester, mais Tyrus leva sa main libre et poursuivit :

— Je sais que Kral veut purger le Nord de ce fléau tout autant que moi. Nous sommes tous deux des hommes de pierre – les deux côtés d’une même pièce. Je suis le mur de granit, il est la racine de la montagne. S’il pense pouvoir nous débarrasser de cette bête maudite, je suggère que nous lui apportions tout notre soutien.

Un silence suivit ce discours. Enfin, Nee’lahn hocha la tête.

— Le seigneur Tyrus a sagement parlé.

Méric soupira et haussa les épaules.

— Je suppose que nous n’avons guère le choix. Le soleil ne tardera plus à se lever, et c’est le seul qui ait un plan.

L’el’phe s’avança, écartant la lame de Tyrus, et tendit sa main au montagnard. Celui-ci hésita avant de la prendre.

— Je ne trahirai personne. Plus jamais.

— En quoi consiste ton plan ? interrogea Tyrus, son épée toujours au clair mais plus pointée vers Kral.

Le montagnard se redressa et fit face à ses compagnons.

— C’est la prophétie du roi Ry.

— Mon père ? s’étonna Tyrus.

Kral pivota vers le Trône de Glace.

— Il avait prédit que nous réussirions à reprendre le trône de ma famille.

— Oui, et alors ?

— Avez-vous oublié la suite, telle que vous me l’avez rapportée sur les quais de Port Rawl ? Vous avez dit que je reprendrais mon trône, mais que je porterais une couronne brisée.

Tyrus secoua la tête.

— Je ne comprends toujours pas.

Kral réprima la douleur de son cœur. Il était libéré de la malédiction des malegardes, mais non de sa honte et de sa culpabilité. La perte de ses pouvoirs élémentaux était un bien faible prix à payer pour compenser les morts survenues par sa faute, les trahisons qu’il avait commises et les innombrables mensonges qui avaient souillé sa langue. Même si l’influence du Seigneur Noir ne pesait plus sur lui, Kral restait damné à ses propres yeux. Il se souvenait encore de l’excitation de la chasse, du gout du sang chaud, de la sensation enivrante d’arracher une vie à un corps. Libre ou pas, une petite partie de lui avait toujours soif de cela.

Fermant les yeux, Kral déglutit.

— Il existe une autre prophétie au sein de mon peuple. J’en ai parlé à Er’ril lors de notre première rencontre à Gelbourg.

— Je m’en souviens, acquiesça Nee’lahn. Tu nous as dit que l’apparition d’Er’ril, le Chevalier Errant des légendes, condamnait ton peuple.

Kral se tourna vers la nyphai, les yeux pleins de larmes.

— À l’époque, j’étais déjà un lâche. J’ai légèrement déformé la vérité. Selon la prophétie, ce n’était pas le Chevalier Errant qui provoquerait la chute des clans, mais la personne qui le rencontrerait. Ma détresse ne portait donc pas seulement sur l’avenir de mon peuple, mais sur le rôle que je serais amené à y jouer.

Tyrus se rembrunit.

— Je ne vois toujours pas où tu veux en venir. Une couronne brisée, un peuple condamné… Qu’est-ce que ça signifie ?

Kral jeta un dernier coup d’œil au trône de sa famille.

— Je dois briser de mes propres mains la couronne de mon peuple.

— Quelle couronne ? interrogea Mogweed. Où est-elle cachée ?

Kral pivota vers le métamorphe.

— Nos rois ne portaient pas de couronne. Le Trône de Glace était le seul emblème de leur autorité. La véritable couronne des montagnards, tu te tiens dedans. C’est l’arche qui jaillit des eaux de Tor Amon et s’y reflète – un cercle de granit et d’illusion.

— Et tu peux la briser ? s’enquit Tyrus. Faire écrouler cette arche ?

Kral acquiesça.

— Il existe un moyen et un seul.

— Si tu réussis, le portail du griffon sera coupé de la source d’énergie élémentale à laquelle il s’alimente, supposa Nee’lahn.

Kral inclina la tête.

— Je prie pour qu’il en soit ainsi. Et pour que cela rachète, fût-ce partiellement, l’honneur de ma famille.

— Alors, allons-y, dit Tyrus. Par quoi faut-il commencer ?

Kral scruta le visage de ses compagnons.

— Il faut d’abord regagner le reflet de la Citadelle. (Tournant le dos au Trône de Glace, il se dirigea vers le mur du fond.) C’est par là que nous sommes entrés et c’est par là que nous devons ressortir.

— Peux-tu tu ouvrir la voie ? s’inquiéta Nee’lahn. Si ton pouvoir élémental a disparu…

— C’est l’énergie de l’arche qui permet la transition, et mon sang royal qui sert de clé. Élémental ou pas, je reste Kral a’Darvun de la Flamme de Senta.

Le montagnard tendit la main. Il fut quelque peu réconforté de voir Nee’lahn la prendre sans la moindre hésitation. Le reste des compagnons fit la chaîne.

— Vous êtes prêts ?

— Finissons-en, aboya Mogweed.

Kral acquiesça. Il se tourna vers le mur, ferma les yeux et laissa sa foi le porter en avant. Un instant, il craignit que l’arche le rejette ; mais le granit éternellement loyal à sa famille l’accueillit en son sein. Kral éprouva le vertige désormais familier, la sensation de culbuter dans le vide. Puis les compagnons se retrouvèrent de l’autre côté.

Une salle du trône identique s’étendait devant eux, mais les cadavres des n’ains avaient disparu. Un scintillement marquait la position des torches dans le monde réel, fournissant un éclairage diffus. À l’autre bout de la pièce se dressait le Trône de Glace et, près de lui, le vortex noir qui représentait l’ombre du griffon. Mais il était beaucoup plus gros à présent.

— Et maintenant ? s’enquit Tyrus. Que veux-tu qu’on fasse ?

Kral se dirigea vers le Trône de Glace, conservant une distance prudente vis-à-vis du vortex même s’il n’était plus un élémental.

— Je veux que vous vous échappiez.

Il gagna le trône et s’assit dessus.

Tyrus fit un pas vers lui.

— Je ne comprends pas.

Kral désigna l’escalier.

— Redescendez par là où nous sommes montés. Vous devriez vous retrouver au pied de l’arche.

— Mais nous ne pouvons pas quitter le reflet seuls, protesta Nee’lahn. Pas sans toi.

— Si, vous pouvez. Quand la couronne se brisera, la magie en fera autant. Vous vous mouillerez peut-être les pieds, mais vous serez libres.

— Et toi ?

Ce fut Tyrus qui répondit :

— Il récupérera son trône mais portera une couronne brisée.

Kral acquiesça.

— Partez pendant que vous le pouvez encore. (Comme ses compagnons s’apprêtaient à obtempérer, il se souvint d’une dernière chose.) Je vais avoir besoin d’une lame – quelque chose qui coupe bien.

Nee’lahn fit mine de sortir une dague de sa ceinture, mais Tyrus retint la main de la nyphai et dégaina l’épée de sa famille. Prudemment, il s’approcha de Kral et lui tendit la poignée de l’arme.

— Je ne peux pas prendre votre épée. N’importe quelle lame fera l’affaire.

Tyrus demeura l’épée tendue à bout de bras.

— C’est pour l’honneur de mon peuple – mon peuple désormais éteint. Mycelle était la dernière guerrière Dro, et je suis le dernier de ma lignée. Prends mon épée et accepte cette promesse. Ton sacrifice empêchera les montagnards de jamais regagner leur foyer ancestral. Aussi, je jure de retrouver les clans éparpillés et de leur offrir Château Mryl comme nouvelle demeure. Un bastion de granit contre une autre. (Son geste se fit plus insistant.) Un pacte scellé dans le sang.

Kral n’essuya pas les larmes qui coulaient le long de ses joues et allaient se perdre dans sa barbe. Il se contenta de prendre la lame de bel acier mrylien entre ses paumes.

— Merci, roi Tyrus. Permettez-moi d’être le premier montagnard à vous prêter allégeance.

— J’accepte l’honneur que tu me fais.

Tyrus s’inclina devant Kral et entraîna les autres vers l’escalier.

Kral ne les regarda pas partir. C’était trop douloureux. Au lieu de ça, il regarda l’élégante lame et referma ses doigts dessus. L’étau qui lui comprimait le cœur se desserra soudain. Il avait une longue attente en perspective.

Immobile, il écouta les bruits de pas de ses amis se muer en échos, puis s’estomper tout à fait. Il devait leur laisser le plus de temps possible pour s’arracher aux profondeurs de Tor Amon.

Néanmoins, il n’avait pas l’éternité devant lui. Le vortex noir continuait à enfler, se rapprochant du trône. Kral savait qu’il devrait agir avant que les ténèbres atteignent le granit blanc. Il ne pouvait pas laisser passer cette chance.

Tandis qu’il observait la progression des ombres, une vision effrayante prit forme au centre du vortex. Le griffon commença à émerger de l’œil du tourbillon, comme s’il basculait d’un plan à l’autre. Kral devina que c’était mauvais signe : la corruption était en train de grignoter le voile qui séparait la réalité du reflet. Fasciné, il regarda le monstre se solidifier – ses ailes, ses griffes, son corps de lion, ses mâchoires qui semblaient prêtes à dévorer le monde.

Il comprit qu’il ne pouvait plus attendre.

— Bonne chance, mes amis.

Il empoigna l’épée de Tyrus et fit glisser ses deux mains fermées le long de la lame, entaillant ses paumes et ses doigts jusqu’à l’os.

Lorsqu’il eut fini, il tourna ses mains blessées vers le plafond et laissa son sang s’accumuler dans leur creux tandis qu’à côté de lui, le griffon déployait ses ailes. Des siècles auparavant, son ancêtre vaincu par les forces du Seigneur Noir n’avait pas eu le courage de détruire la Citadelle. Mais Kral, lui, n’échouerait pas. Une fois prêt, il abattit ses mains sanglantes sur les accoudoirs du Trône de Glace.

Aussitôt, le sol se mit à trembler. Une énorme secousse qu’on aurait dite générée par le trône même souleva toute la pièce. Kral s’accrocha aux accoudoirs. Jusqu’au bout, il serait témoin de la fin de la Citadelle.

L’étrange transformation du griffon ne lui échappa pas. Mais il était au-delà de ces mystères, sur le point d’en pénétrer un bien plus grand.

Kral tourna son regard vers le haut – vers la réalité.

— To’bak nori sull corum ! lança-t-il à ses amis de toute la force de ses poumons.

Puis il ferma les yeux une dernière fois.

Jusqu’à ce que les routes nous ramènent les uns vers les autres, vous serez dans mon cœur.

 

Prisonnier du Mur du Sud, Joach savait qu’il n’avait pas le choix. Il devait retourner dans le désert onirique.

— Mais Greshym t’attend là-bas, protesta Sy-wen.

Elle se tenait près de Ragnar’k, une main posée sur son flanc écailleux pour l’empêcher de redevenir Kast. Les compagnons auraient besoin de la force du dragon si des monstres tentaient de les attaquer depuis les tunnels au-delà de la grotte du basilic.

Joach regarda fixement la statue d’éb’ène. Comme nul ne le menaçait plus, le basilic s’était de nouveau figé, ses anneaux enroulés dans le sable. Il se satisfaisait de la seule proie qu’il avait pu avaler. Joach sentit ses yeux le picoter. Il se détourna. Kesla…

— Qu’espères-tu accomplir ? interrogea Sy-wen. Tu as déjà essayé d’attaquer le portail du Weir avec tes sculptures, mais elles sont redevenues sable au contact du basilic. Que peux-tu faire d’autre ?

De fait, Joach avait déployé tout son talent et son pouvoir à l’état brut pour assaillir la statue d’éb’ène. Mais ses créatures s’étaient révélées trop faibles. Il avait besoin de transformer le sable en pierre – et il ne connaissait qu’une seule personne possédant assez de magie noire pour le faire.

— Je dois aller voir Greshym. Il détient peut-être la clé qui nous permettra de détruire le portail du Weir.

— Mais c’est un serviteur du Seigneur Noir ! s’exclama Sy-wen, consternée. Comment peux-tu lui faire confiance ?

— J’ai quelque chose qu’il désire.

— Quoi donc ?

Joach secoua la tête. C’était justement ce qu’il se demandait. Pour quelle raison le mage noir avait-il besoin de sa présence dans le désert onirique ?

— Aucune idée, marmonna-t-il. Mais c’est notre seul espoir.

— Un espoir bien ténébreux, soupira Sy-wen.

Dans les yeux de la mer’ai, Joach vit qu’elle se résignait à adopter son plan. Ils n’avaient pas le choix. L’aube ne tarderait plus à se lever. S’ils voulaient sauver le désert, ils devaient courir ce risque.

Joach s’avança sur le sable.

— Garde un œil le basilic.

— Sois prudent, lui recommanda Sy-wen. Et méfie-toi de Greshym !

Joach acquiesça et tira une dague de sa ceinture. Il s’entailla le pouce, puis tendit sa main blessée devant lui, paume vers le bas. De grosses gouttes rouge vif s’écrasèrent sur le sable. Joach ferma les yeux pour entrer en harmonie avec la magie dans son sang et bascula vers le désert onirique.

Sois prudent… et méfie-toi de Greshym !

Le jeune homme avait bien l’intention de suivre les conseils de Sy-wen. Aussi se garda-t-il de pénétrer entièrement dans le plan onirique. Il demeura en suspens dans l’ombre qui séparait le rêve et la réalité, là où seuls les sculpteurs pouvaient marcher. Greshym l’attendait dans le sable, appuyé sur son bâton.

— Je te vois, mon garçon. Es-tu venu tenir ta promesse ?

— Non, nous n’avons pas fini de marchander.

Le vieillard sursauta.

— Comment ça ? Tu as juré !

— J’ai juré de revenir ici. Je n’ai pas précisé quand, fit valoir Joach.

Greshym plissa son œil valide.

— Il semble que je t’aie trop bien enseigné la duplicité. (Il se pencha en avant.) Que veux-tu donc négocier cette fois ? J’ai observé ta petite bataille contre le basilic. Ne me dis pas que tu cherches d’autres réponses ! Faut-il donc que je fasse tout le travail pour toi ?

Joach serra son poing.

— Tout ce que je vous demande, c’est de me prêter votre bâton. Laissez-moi accès à sa magie noire afin que je puisse sculpter une flèche assez solide pour briser le basilic.

— C’est ça que tu veux ?

Greshym tendit son bâton de bois pétrifié devant lui.

Joach le regarda. D’où il se trouvait, il percevait déjà le flux des énergies ténébreuses. Harmonisé à leur chanson tentatrice, il savait que le bâton n’était pas juste une émanation mais un instrument réel. D’une façon qu’il ne s’expliquait pas, Greshym avait réussi à l’amener dans le désert onirique avec lui.

— Si tu le veux vraiment, dit le mage noir en reculant d’un pas, il va falloir venir le chercher.

Joach n’en attendait pas moins de sa part.

— Et si je viens le chercher, vous me laisserez partir avec.

— Absolument. Il sera tien.

Joach soupira et ferma les yeux. Il savait que c’était un piège, mais il devait courir le risque. Dans sa tête, le bâton de bois pétrifié brillait aussi fort qu’un signal lumineux. Il devait se l’approprier. Depuis la première fois qu’il avait posé les yeux dessus, il luttait contre le désir que lui inspirait l’artefact. À présent, il devait s’abandonner à ce désir pour trouver le courage de franchir le voile et de pénétrer tout à fait dans le désert onirique.

Joach fit un pas en avant et sentit du sable sous ses pieds. Il rouvrit les yeux et soutint le regard de Greshym.

— Je suis là. J’ai rempli ma part du marché.

— J’entends une telle colère dans ta voix ! Ne me fais-tu pas confiance, mon garçon ?

— Vous avez promis de me donner le bâton.

— Il est à toi.

Greshym lui tendit l’artefact. Dans sa prunelle recouverte par un voile laiteux brillait de l’amusement et quelque chose de plus sombre, de plus dangereux : une faim dévorante.

Joach savait que le piège était là. Mais il ne put s’empêcher de saisir le bâton. Dans sa tête, il rationalisait son geste en se disant que c’était une nécessité, mais, dans son cœur, le désir et la colère brûlaient ardemment. Il avait vu Kesla mourir en basculant dans le puits sans fond du Weir. Quoi qu’il puisse lui en coûter, il détruirait le basilic.

Ses doigts se refermèrent sur le bois pétrifié, et des images défilèrent dans son esprit. Le chaman Parthus empoignant lui aussi le bâton ; Greshym adoptant l’apparence du vieillard.

Une secousse parcourut le corps de Joach. Sa vision s’assombrit. Il sentit le sable tourbillonner autour de lui comme pendant une tempête. Ses perceptions tanguèrent. Luttant contre une étrange attraction, il traîna sa conscience à l’avant-plan. Reliés par le bâton de bois pétrifié, Greshym et lui tournoyaient au milieu d’un cyclone. Des flammes de feu obscur couraient sur toute la longueur de l’artefact.

Comme le vortex accélérait, le rire du mage noir se fit assourdissant. Paralysé par la force centrifuge, Joach sentit quelque chose de vital s’arracher à son corps. Il hoqueta. Face à lui, la silhouette de Greshym se brouilla. Désormais, ils tournaient si vite que leurs deux images semblaient se superposer et se fondre l’une à l’autre. Tandis que Joach écarquillait des yeux horrifiés, un spasme sauvage parcourut tout son corps.

Il hurla – et soudain, ce fut terminé.

Joach se tenait dans le sable, le bâton à la main. La tête lui tournait, et il se sentait faible comme un nouveau-né.

Greshym se tenait toujours face à lui, mais le mage noir avait changé. Sa peau était devenue lisse ; ses yeux marron, limpides et brillants. Une épaisse chevelure couleur de cuivre tombait sur ses épaules. Il redressa son dos courbé. Un rire vigoureux s’échappa de sa gorge.

— Merci, Joach. (Il lâcha son extrémité du morceau de bois pétrifié.) Comme promis, le bâton – et toute la magie qu’il contient – est à toi !

— Que… ?

Joach leva son trophée. Il ne reconnut pas la main qui tenait l’artefact : une pauvre chose flétrie et osseuse, sur laquelle se détachaient des veines violettes. Il baissa les yeux pour s’examiner. Ses jambes aussi maigres que des brindilles tremblaient. Il dut planter le bâton dans le sable pour ne pas tomber.

— Qu’avez-vous fait ? demanda-t-il d’une voix éraillée.

— C’est un bien faible prix à payer pour sauver ton monde, répliqua Greshym. Je ne t’ai ni tué ni corrompu – je me suis contenté de voler ta jeunesse !

Il agita une main, et un miroir apparut devant Joach. Celui-ci découvrit un vieillard au dos courbé, lourdement appuyé sur son bâton. Ses cheveux blancs descendaient jusqu’à sa taille ; sa peau était ridée et couverte de taches brunes. Pourtant, il savait que ce n’était pas un étranger qui lui rendait son regard. Il connaissait trop bien ces yeux verts.

— Une illusion, lâcha-t-il, incrédule. Comme le chaman Parthus.

— Non, le chaman n’était qu’un rêveur ordinaire, je le crains. Toi, tu es un sculpteur. Les transformations provoquées par ta magie sont réelles. La jeunesse que je t’ai volée sera permanente.

Joach sentit la vérité dans les paroles de Greshym. Il pointa le bâton vers le mage noir.

— Défaites ça !

Greshym recula. Il leva une main, non pour se protéger de Joach, mais pour admirer ses doigts redevenus souples et déliés.

— C’est tout simplement merveilleux. Bien plus que l’or ou le pouvoir, la jeunesse est le véritable trésor de la vie.

Joach conjura les énergies ténébreuses du bâton. Il avait peut-être vieilli, mais il était toujours capable de manipuler la magie. Il brandit l’artefact – et fut horrifié de s’apercevoir que le bois était vide.

Greshym lui sourit tristement.

— Je t’avais dit que je te donnerais le bâton et la magie qu’il contiendrait, mais je crains que mon sort ait été assez gourmand en énergie. Il l’a intégralement consommée pour produire la transformation.

— Vous m’avez dupé, enragea Joach.

Greshym eut un geste insouciant.

— Je me suis contenté de jouer sur tes désirs les plus primaires. Tu n’es pas venu ici pour sauver ton monde. Ce n’était qu’une excuse. Tu es venu parce que tu désirais le bâton et sa magie noire.

Les jambes de Joach tremblaient. Il voulait nier, mais il n’avait pas la force de mentir. Au fond de son cœur, il savait que Greshym avait raison. Il baissa la tête.

— Je me suis bien servi de toi, hein ? soupira Greshym. Alors, laisse-moi t’accorder une faveur supplémentaire. Gratuitement, par simple bonté de mon cœur juvénile.

Joach releva la tête.

Greshym agita un bras.

— La réponse à ton problème se trouve ici. Elle ne nécessite pas de magie noire – seulement la tienne, Joach. Tu as toujours été la solution… Toi, et ce rêve en forme de fille.

Joach ferma les yeux.

— Kesla a disparu. Elle a été consumée par le Weir.

— Allons, depuis quand un rêve peut-il être détruit ? Le Shiron originel est-il mort après son duel contre Ashmara ? Tant que le désert perdure, il en va de même pour ses rêves.

L’espoir embrasa le cœur de Joach. Il redressa le dos.

— Tu es un sculpteur, poursuivit Greshym. Et nous sommes dans le désert onirique. Rien ne t’empêche de faire revenir cette fille si tu le désires.

Joach cligna des paupières.

— Vraiment, je peux faire ça ?

Greshym leva les yeux au ciel.

— Comme j’aimerais te former… Tu es si ignorant ! (Puis il soupira et reprit, plus sobrement :) Bien sûr que tu peux la ressusciter… à condition de te concentrer assez fort.

Joach se souvint de la mise en garde du chaman Parthus au sujet des émanations du désert : « En focalisant ton attention sur elles, tu leur donnes de la substance et du pouvoir ». Il fit face à Greshym.

— Mais en quoi le retour de Kesla m’aidera-t-il ? Elle a échoué la dernière fois.

Greshym le regarda longuement.

— J’estime t’en avoir assez dit. Si tu veux savourer une victoire, débrouille-toi tout seul pour trouver le reste.

Le mage noir s’écarta et leva un bras, prêt à disparaître.

— Attendez !

— Regarde autour de toi, Joach. Regarde autour de toi.

Et il s’en alla.

Joach sentit la flamme de son espoir s’éteindre. À quoi cela servirait-il de ressusciter Kesla ? La jeune fille était une émanation. Si le désert mourait, elle mourrait avec lui, et Joach ne supporterait pas de la perdre une seconde fois.

S’appuyant sur son bâton, il scruta les alentours. Sous ses pieds, la souillure du basilic avait rendu le sable noir – et elle continuait à s’étendre dans le désert phosphorescent. Bientôt, elle l’aurait entièrement consumé. Joach se détourna et se concentra sur ses orteils, vaincu.

Puis il comprit. Une horreur glaciale l’envahit, balayant toutes ses émotions, le laissant vide et gelé jusqu’à la moelle. Il tomba à genoux. Quelque part dans le lointain, il entendit un rire moqueur.

Soyez maudit, Greshym.

À présent, Joach comprenait quel rôle Kesla et lui étaient censés jouer. Il lâcha le bâton en travers de ses cuisses et se couvrit le visage de sa main. Ce qu’on lui demandait était trop dur. Il ne pouvait pas payer ce prix-là.

Joach se balança dans le sable. Il savait qu’il n’avait pas le choix, mais il ne pouvait se résoudre à commencer. Fermant ses perceptions au monde extérieur, il se représenta les yeux violets de Kesla – la même teinte que la mare d’une oasis à minuit – et imagina sa peau couleur de cuivre poli, aussi douce que le sable le plus fin. Il se souvint de la tiédeur de ses lèvres, de la délicatesse de ses gestes, de ses courbes pareilles à une invitation. Il réveilla l’amour tapi en son cœur, un amour encore vif et douloureux après sa récente perte. Un amour partagé ; il en avait la certitude à présent.

— Monsieur ? lança une voix près de lui.

Avec un brusque mouvement de recul, Joach découvrit une vision qui l’ébranla jusqu’au tréfonds de son être. Kesla se tenait face à lui, une main tendue en un geste indécis.

— Pouvez-vous me dire où je suis ? (La jeune fille balaya du regard le paysage noirci.) J’ai perdu mes amis. (Elle se toucha le front.) Nous étions dans le Mur du Sud.

Joach s’appuya sur son bâton pour se relever.

— Kesla.

Entendre son nom dans la bouche d’un étranger fit sursauter la jeune fille.

— Je vous connais, monsieur ?

La lueur inquiète qui brillait dans ses prunelles arracha un sourire triste à Joach. Quelles que soient les circonstances, c’était merveilleux de la revoir. Il la regarda en se concentrant pour lui transmettre tout son amour.

Prends-le, implora-t-il en silence. Sinon, je n’aurai pas la force de faire ce que je dois.

Il sentit une part de son esprit s’écouler hors de lui, donnant substance à ce que son imagination chagrinée avait conjuré. Il projeta tout ce qu’il avait en lui vers l’émanation de son amour. Kesla parut devenir plus solide, plus détaillée. Il vit la sueur qui perlait sur son front, décela une tension apeurée dans sa posture. Puis une lueur de compréhension passa dans les yeux de la jeune fille. Elle fit un pas vers lui et plongea son regard dans le sien.

— Joach ?

Le sculpteur ferma les yeux pour retenir ses larmes.

— Non, chuchota-t-il d’une voix rauque, étranglée.

Il ne voulait pas qu’elle le reconnaisse.

— C’est toi !

Kesla le rejoignit. Joach perçut la tiédeur de sa présence. Il rouvrit les yeux, et des larmes brûlantes coulèrent sur ses joues.

— Kesla…

La jeune fille se pencha, lui passa ses bras autour du cou et pressa une joue veloutée contre sa joue décrépite.

— Oh, Joach, je croyais t’avoir perdu !

Par-dessus son épaule, le sculpteur balaya du regard la souillure noire de la corruption. Kesla aimait le désert plus que tout… Pourtant, il hésita. Il se dégagea pour regarder la jeune fille dans les yeux une dernière fois.

— Je t’aime, Kesla. Je t’aimerai toujours.

Elle sourit et le serra de nouveau contre elle, avec une vigueur pareille à une promesse d’éternité.

— Moi aussi, je t’aime.

Joach ferma les yeux et se concentra pour faire apparaître la lame dans sa main : une longue dague au tranchant si aigu qu’elle couperait sans causer de douleur. Dans le plan onirique, tout était possible. Il rendit son étreinte à Kesla, essayant de lui communiquer toute une vie d’amour… puis il lui plongea sa lame dans le cœur.

Il sentit la jeune fille hoqueter et ses bras se crisper autour de lui. Il la serra encore plus fort. Du sang se déversa sur le manche de la dague, sur sa propre main, et tomba dans le sable noir à ses pieds.

— Joach ?

— Chut, mon amour. Ce n’est qu’un rêve.

Joach garda les yeux fermés et continua à tenir Kesla tandis que la jeune fille s’affaissait lentement contre lui. Ses larmes coulèrent jusqu’à ce qu’il sente le dernier souffle de sa bien-aimée effleurer sa joue. Et même alors, il ne put se résoudre à la lâcher. Il resta immobile pendant un laps de temps indéfini avant de rouvrir les yeux.

À ses pieds, la flaque rouge sombre avait nettoyé la souillure. Comme le noctiverre sur lequel Ashmara s’était tenu, la corruption du désert avait été vaincue par la pureté du sang de Kesla. Le sable luisait de nouveau et, sous le regard de Joach, le miracle se propagea dans toutes les directions, faisant reculer l’emprise du basilic sur le désert élémental.

Le cœur trop lourd pour rester plus longtemps debout, Joach s’affaissa en serrant contre lui le corps inerte de Kesla. Il repoussa une mèche de cheveux qui tombait devant le visage de la jeune fille et se remit à pleurer.

— Tu as réussi, Kesla. Tu as sauvé ton désert.

 

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